"Georges" : Nouveau roman, premières pages

 


Côte d’Azur, 1993

 

 

 

Georges et Ava se sont rencontrés en France. Dans un endroit très snob, comme une parenthèse à la surface du monde. Un de ces hôtels-casinos que l’on trouve sur la côte d’Azur, et où beaucoup rêvent de passer une nuit, face à la mer, dans des vêtements blancs.

Un casino, donc. Ici, pas de machines à sous, mais une salle de bal au parquet marqueté et discrètement grinçant. Georges adore ces lieux désuets, un rien décadents, guettés par la décrépitude. Il est là, modeste agent touristique profitant de son voyage annuel, seul personnage vivant d’une fresque qui s’écaille. Juste au centre. Comme un cœur qui bat en secret, au milieu de la ouate. Assis, il goûte le plaisir d’être petit au milieu des grands, pauvre au milieu des riches – quasiment invisible, gardé par une forêt de jambes.

Plus haut, des phrases s’échangent, comme on remonte des mécaniques. Des phrases qui maintiennent l’esprit à niveau, et permettent de ne pas sombrer tout à fait, de ne pas se figer pour l’éternité. Il a fermé les yeux, et laisse le murmure l’envahir.

Comme si, tout d’abord l’évitant, les toussotements, la musique du groupe à maracas, le raclement des chaussures, les soupirs, les gloussements, le bruit des verres, toute cette montée enivrante l’atteignait et le pénétrait enfin, avec ce frisson délicieux de l’eau qui va et vient et jamais ne s’arrête. Le bruit des mots comme des vagues.

« Oh, vous savez, elle est ici, elle est ailleurs… »

« Tu me le passes ? »

« … elle ne vient jamais avant vingt-trois heures. »

« Du Martini. Et je lui ai bien fait comprendre… »

« Vous avez croisé Gilles ? »

« Salope. Tu feras comme j’ai dit. »

« …du Martini sans glace, tu te rends compte ? »

« Comme j’ai dit. Non, tu ne pars pas. TU NE PARS PAS. »

 

Georges se retourne. La femme s’est déjà éloignée. Il voit son dos, ses cheveux blonds et sa robe de soie bleue, qui la caresse et l’épouse. Elle laisse tomber son verre. Il se brise. La robe est tachée de rouge. Les jointures de l’homme sont blanches. Georges remarque sa chevalière, avec un gros brillant bleu. Le même bleu que la soie qui s’enroule autour de la blonde. « Il prend cette femme pour un bijou », pense-t-il.

Il se lève, farfouille dans sa poche à la recherche d’un mouchoir, court, manque s’étaler sur le parquet :

      Votre robe… 

      Quoi, ma robe ? 

Les yeux sont gris et lancent des éclairs polaires. Georges reste là, gelé et ridicule. Elle prend son mouchoir d’un geste brusque de nageuse est-allemande. Soudain, il ne l’aime plus du tout.

      Rendez-le-moi, dit-il.

      Pardon ? 

  Rendez-moi mon mouchoir. 

Elle le regarde, incrédule, et se met à rire, comme si elle voulait briser un second verre.

      Tenez, petit homme, dit-elle.

Elle lance le mouchoir en l’air en riant encore, et il va plus haut qu’il n’aurait dû, haut comme un oiseau. Georges le suit du regard, émerveillé.

Quand il baisse les yeux, la blonde a disparu.