FLEUR D'AOÛT, roman

 

FLEUR D'AOÛT, éditions L'atelier du grand tétras



Che vuoi fare Tina, quando sarai una donna ? Sarò marinero, disait-elle du haut de ses neuf ans, et les voisines de s’esclaffer, lui reposant la question à chaque occasion. Je serai marin, disait-elle. Je serai la femme d’il mare.

Car en Italie, la mer est masculine, la mer est l’amant de Tina.

Perchè sarai marinero ? Perchè voglio sposare il mar, répondait-elle, et les voisines en pissaient dans leurs culottes, tandis que sa mère, levant les yeux au ciel, soupirait : si ton père t’entendait ! Regarde tes soeurs, elles n’ont pas de pareilles idées dans la tête !


Et Tina regardait ses sœurs. En silence, sa poupée sale dans les mains – elle la sauvait régulièrement du péril de la lessive, à coups de cris perçants et de minuscules escapades –, elle s’asseyait dans un coin et tentait de comprendre, avec une laborieuse obstination de petite fille, ce qui la séparait des grandes.


Maman, à cinquante-cinq ans, était grand-mère de gamins gueulards comme pas permis, et nombreux comme les doigts des deux mains. L’aînée de ses filles, Benedetta, âgée de trente et un ans, logeait dans l’appartement voisin et avait quatre rejetons, auxquels Tina venait se mêler pour des jeux ou des bagarres. Cette imposante matrone distribuait indifféremment les gifles à ses enfants ou à sa sœur. Aussi bien, Tina avait deux mamans.


Benedetta était fâchée à mort avec Alda, de trois ans sa cadette, une voleuse à ce qu’il paraissait ; et de fait, on ne la voyait guère à la maison, et Tina la connaissait fort peu. Rien à voir avec ce petit oiseau de Francesca, qui chantait toute la journée ! Vingt-cinq ans et deux enfants déjà, un mari sicilien, qui ne pensait qu’à repartir à Palerme ; et avec ça, l’air d’une gosse, toujours un peu ensommeillée, gaie, sensuelle et joyeuse. Francesca passait beaucoup de temps avec la terne Antonia, éternelle fiancée, qui à vingt-sept printemps, faisait déjà figure de vieille fille.


Puis venait Isabella, grâce à laquelle Tina, rebelle à l’école, reçut un peu d’éducation ; Isabella la belle, si bien nommée, qui s’occupait avec dévouement d’instruire ses sœurs, grandes ou petites, et qui, à force d’acharnement et d’économies, réussit à décrocher un diplôme de professeur de français.


Giovanna et Maria, on les appelait le gemelle, bien qu’elles eussent deux ans d’écart ; toutes deux effrontées et bonnes à marier, elles passaient leur temps avec les garçons, et Tina les admirait jusqu’au délire, coiffant leurs longs cheveux, les assistant dans le maquillage qu’elles esquissaient sous un porche, lorsqu’elles changeaient à la sauvette de robe et de chaussures en cachette du père.


Tina aimait toutes ses sœurs, même Alda la moricaude, comme l’appelait Benedetta. Mais toutes étaient si grandes, pensait-elle, du haut de ses neuf ans.

Tina la dernière, la lanterne rouge ; Tina l’accident, celle qu’on n’attendait pas.

Venue comme une fleur d’Août, lorsque la terre est déjà brûlée.

 

Alors, après avoir bien observé, Tina rendait son verdict à sa mère mi rieuse, mi catastrophée : « Le sorelle, elles n’ont pas d’idées dans la tête, parce qu’elles sont trop vieilles pour ça.»

Allons bon, répondait la mamma.


Et Tina d’enchaîner : dimmi mamma, quando siamo vecchi, c’est quand qu’on est vieux ? Quand on a des cheveux blancs ? Quand on a des enfants ? Quand on ne va plus travailler ? Comment peut-on être vieux avant l’âge, et c’est quoi l’âge d’être vieux ? Qui a décidé ? Quand on est vieux, c’est quand on a des rides ou quand on est tout seul ?

 

FLEUR D'AOÛT, éditions L'atelier du grand tétras



 Tina n’écoute plus Jacqueline. Le grand livre des souvenirs s’est ouvert. Elle s’effraie de se retrouver si jeune, si frondeuse, si courageuse. Elle s’effraie d’avoir aimé, désiré. Elle s’effraie d’avoir oublié.

Comment peut-on se perdre ainsi ? Dans quelle chausse-trappe la vie l’a-t-elle entraînée ? Quand a-t-elle perdu le fil ?

Quand a-t-elle cessé d’être une femme ?


J’ai été fidèle à mon mari, à mes amis, à mes enfants. J’ai été fidèle à mon devoir d’épouse et de mère. J’ai toujours été à l’heure à mon travail, enfin presque. J’ai toujours été à la messe avec d’autres ritales qui comme moi avaient usé leurs petits genoux sur les bancs le dimanche, à prier pour les marins.


Et moi ? Et mes désirs ? Leur ai-je été fidèle ?