Disponible aux éditions Ex aequo
JOUR 1
(Une salle impersonnelle, dans un bâtiment municipal. Six jeunes et un homme
d’âge mûr sont rassemblés. L’un des jeunes, Carmel, est en fauteuil roulant.)
ANA
(En aparté.)
Max, c’est lui. Celui qui est en train de parler. Je sais par cœur ce
qu’il va dire, j’y ai pensé des dizaines de fois. Il nous accueille ici. Dans
ce lieu plutôt moche, une sorte de salle polyvalente. Un endroit qui sert à
tout et à rien. Il y a une grande pièce où on se réunit, des cuisines, un
bureau, et une autre salle. À l’arrière du bâtiment, des petites chambres où on
dort par deux. Et c’est tout. Autour, pas grand-chose. Une ferme, et le village
à cinq kilomètres. C’est la cambrousse, à perte de vue. Là, on vient d’arriver.
Tous plutôt paumés et crevés par le voyage. Tous échoués sur ce rivage
improbable.
MAX
Bonjour à toutes et tous. On va commencer par les prénoms. Moi c’est Max.
IDRISS
Moi Idriss.
CORENTIN
Moi c’est Corentin.
LEÏLA
Leïla.
DIEGO
Diego.
ANA
Ana. Ana Ano.
IDRISS
On sait qui t’es.
CORENTIN
Max m’a dit que t’étais avec nous. Ana Ano… Putain, tes vidéos déchirent !
LEÏLA
T’es mieux en vrai.
CARMEL
Ana Ano. 147 vidéos sur You Tube. La dernière c’était 643 022 vues.
(Un temps.) Moi c’est Carmel.
MAX
Bon. Vous savez pourquoi vous êtes là ? Alors je vais vous épargner
le petit laïus d’introduction. Certains d’entre vous se connaissent, d’autres
pas. Mais quelque chose nous rassemble ici. Et nous avons tous, d’une certaine
manière, besoin les uns des autres. Je dis « nous », car à un moment
donné, vous le savez, j’ai été comme vous. Et je m’en suis sorti grâce à la
parole. Je ne dirais pas que ça a été facile, franchement non. On n’a pas
vraiment envie de parler dans ces moments-là. Quelquefois, on n’a pas non plus
envie d’être aidé. N’est-ce pas ? (Un temps.) Une des choses que
j’ai apprivoisées dans le moment que vous traversez, pour moi c’était il y a longtemps…
c’est le silence. Le silence est sauvage. Il est comme une bête immense qui
nous traverse. Il est si grand que nous sommes impressionnés par…
DIEGO
Mec, c’est trop bizarre ce que tu dis. Je comprends rien.
MAX
Oui, c’est bizarre. Personne ne dit jamais ça. Mais
quand on est si proche de se quitter soi-même, quand on se mure dans le
silence… C’est là qu’on devine sa grandeur, non ? Ou qu’on se fait bouffer
par lui. Pas vrai ?
ANA
Le silence, ça bouffe pas, ça grignote.
DIEGO
Ça mange sûrement plus que toi.
MAX
S’il vous plaît, on va… On va tout de suite se
fixer des règles. Ça, ce n’est pas possible. Les remarques de ce genre, on les
laisse au vestiaire, d’accord ?
DIEGO
Ah ouais, politiquement correct.
LEÏLA
Je vois pas ce que la politique vient faire
là-dedans, Ducon.
MAX
Stop, stop, stop ! On
reprend. Finalement on va s’arrêter un peu sur le pourquoi. Pourquoi vous êtes
ici, ensemble ?
DIEGO
Parce que mes darons m’ont forcé.
CORENTIN
On m’a donné des pilules, j’en voulais pas et…
LEÏLA
Moi j’ai nulle part où aller.
IDRISS
Quelqu’un en a parlé et m’a dit que c’était… que ça
pouvait marcher.
(Silence.)
DIEGO
Crois-y.
MAX
Vous avez envie ? Là ? Envie d’y
croire ? Parce que je suis là pour ça, mais je ne suis pas dans votre
tête.
IDRISS
Vaut mieux pas.
MAX
Ni dans votre cœur. Mais ces boîtes hermétiques,
vous pouvez les ouvrir. C’est ce qu’on va faire, ensemble. Vos parents ont
accepté l’expérience. Ils ont pensé que c’était mieux pour vous que l’hôpital,
ou la médication à outrance. Et pour ceux d’entre vous qui sont juste majeurs,
vous êtes venus de votre propre initiative. Une semaine. Une semaine ensemble,
pour parler. Vous en êtes tous à un moment particulier de votre vie. Votre
expérience peut éclairer celle des autres, et réciproquement. Moi je suis pair aidant.
Ça veut dire que moi aussi, j’ai traversé tout ça, et que quelquefois encore,
ça se présente. Mais grâce à d’autres qui ont croisé mon chemin, maintenant, je
sais quoi faire quand ça arrive. Et ça ne dure pas. On peut apprivoiser le Ça.
On peut apprivoiser la bête. Vous pouvez. VOUS POUVEZ. Souvenez-vous :
il y a ce que vous croyez être. C’est une illusion. Et il y a ce que vous
faites. C’est la réalité. Vous êtes ce que vous faites. Comme les gosses, qui
pensent qu’en jouant on peut tout réinventer, chaque jour. Pas tout changer, ça
ce sont les adultes qui le croient. Ne cherchez pas à vous changer. Jouez. Réinventez-vous !
(Plus tard, même salle sans Max.)
DIEGO
Il est où ?
CORENTIN
Je sais pas.
DIEGO
Nos darons nous larguent ici, le mec fait un
discours chelou, nous pique nos smartphones, et après il se casse c’est
ça ?
CORENTIN
Je sais pas.
DIEGO
On fait quoi là nous ? Y’a au moins quelque
chose à bouffer dans ce trou ?
IDRISS
Pas de poke bowl, si c’est ce que tu veux
dire.
DIEGO
Mec, si tu te trouves drôle, c’est que ta vie est
carrément désolante.
IDRISS
On a le droit de plaisanter. Et c’est vrai que la
cuisine a l’air vide.
CORENTIN
Il est peut-être parti chercher à bouffer.
DIEGO
Ah ouais ? En laissant tout seuls six ados
suicidaires ?
LEÏLA
Bah lui aussi, il l’a été.
CORENTIN
On l’a tellement fait gerber qu’il fait une
rechute.
DIEGO
Heu… C’est là qu’on rit ? Parce que je vous
rappelle qu’on est au fin fond du trou du cul de la galaxie. Quelqu’un a
l’heure ? (Un temps.) Eh, je vous parle. Quelqu’un a l’heure ?
LEÏLA
Bah non, Ducon. Pas de smartphone, pas d’heure.
CARMEL
Il est 18h33.
DIEGO
C’est qui qu’a parlé, là ?
LEÏLA
Lui.
DIEGO
Merci, 18h33. Toi au
moins tu comprends que ça me fait flipper. Putain je sors !
CORENTIN
C’est fermé.
DIEGO
Quoi ?
CORENTIN
C’est fermé. Salle de réunion hermétiquement close,
cuisine vide, pas d’accès aux chambres donc pas de bagages.
DIEGO
C’est une blague ?
IDRISS
Si ça se trouve il nous surveille.
LEÏLA
Quoi ?
IDRISS
Avec une caméra ou un truc planqué dans les fleurs.
LEÏLA
Y’a pas de fleurs.
DIEGO
Ou une glace sans tain.
IDRISS
C’est quoi ça ?
DIEGO
C’est comme un miroir, mais le gonze derrière il te
voit et toi t’en sais rien.
IDRISS
Putain de pervers. T’as vu ça où ?
DIEGO
Dans un porno.
IDRISS
Alors vous êtes deux pervers.
(Petits rires.)
DIEGO
Marre-toi si tu veux, moi j’inspecte la salle. Qui
fait le tour avec moi ? (Un temps.) Hé les dépressifs, je vous
cause ! Y’a le monsieur qui parle, là ! On me regarde ou on préfère
le sol ?
ANA
Le sol.
DIEGO
Ah d’accord.
CARMEL
Le sol, il y a trois cent quarante-deux carreaux.
Trois cassés. Deux pas de la même couleur. Quarante-trois sur le pourtour.
DIEGO
Putain. Qu’est-ce qui m’a pris de dire oui.
(Idriss se lève et fait le tour de la salle en
examinant les murs, puis les rares meubles présents.)
IDRISS
Pas de caméras.
CORENTIN
De toute façon y’a rien ici.
IDRISS
Si, là-bas dans le meuble. Des jeux.
DIEGO
Des quoi ?
IDRISS
Des jeux de société. Jungle speed. Uno. Loup-garou. Tous ces trucs, quoi.
LEÏLA
Il doit bien se marrer derrière sa glace santé.
CORENTIN
Sans tain.
LEÏLA
Hein ?
CORENTIN
Sans tain. Une glace sans tain.
ANA
On s’en fout.
DIEGO
Waoh, un squelette qui parle. Maman j’ai peur.
LEÏLA
Fous-lui la paix.
ANA
Moi j’aime bien le Uno.
DIEGO
Haha ! Squelettor elle aime ça.
LEÏLA
Fous-lui la paix je te dis.
DIEGO
Oh excuse ! J’avais pas compris que c’était
une colonie de vacances. On fait joujou alors ?
(Silence.)
CARMEL
Trois cent quarante-deux carreaux. La tapisserie
est déchirée à cinq endroits différents. En haut vers le plafond, y’a une
fissure. C’est une tapisserie avec paillettes intégrées à…
DIEGO
D’accord, d’accord on joue au Uno.
CARMEL
108 cartes dans le Uno.
DIEGO
C’est ça, c’est ça. Allez, vite quoi merde, on se
met en cercle et on joue. Je veux plus l’entendre.
CORENTIN
Y’a pas la règle du jeu.
IDRISS
Tout le monde la connaît non ?
(Silence.)
IDRISS
OK. Toi tu la sais ?
CARMEL
Uno : 108
cartes. Pour gagner au Uno,
vous devez être le premier à vous débarrasser de toutes vos
cartes. Les cartes que vos adversaires ont encore en mains vous
rapportent plus de points. Les points se cumulent d’une
manche à l’autre. Le premier joueur à obtenir 500 points est déclaré
vainqueur.
DIEGO
C’est tout ?
ANA
Y’a pas marqué Wikipédia sur son front
non plus.
DIEGO
Ah, tu me fais trop rire toi.
CORENTIN
Je distribue.
IDRISS
Hé Carmel !
Tu viens jouer ?
DIEGO
Ah non, pas
lui.
CARMEL
108 cartes.
CORENTIN
Laisse
tomber.
(Distribution des cartes. Ils
commencent à jouer. Au tour de Leïla, le jeu s’arrête. Elle hésite, puis
balance les cartes.)
LEÏLA
Ça m’intéresse pas. C’est de la merde
votre truc.
ANA
T’as même pas essayé.
LEÏLA
Non mais je veux pas. Ça m’intéresse pas
je te dis.
ANA
T’en sais rien.
LEÏLA
Qu’est-ce que ça peut te foutre. Je me
barre.
(Elle se lève et s’éloigne.)
ANA
Et tu vas où ? Leïla ! Leïla,
attends. Ça va ?
LEÏLA
Non, j’aime pas ces jeux de merde.
ANA
Ça nous permet de nous connaître. Le
jeu. On voit bien les gens dans un jeu. Comment ils fonctionnent.
LEÏLA
J’ai pas envie de vous connaître.
ANA
On peut prendre un autre jeu.
LEÏLA
Putain mais tu te crois où ? Au
centre aéré ? Retourne dans ta petite famille de bourges, là-bas vous
jouerez au Monopoly où c’est qu’on gagne plein de fric.
ANA
T’as aucune raison de me parler comme
ça.
(Ana se détourne.)
LEÏLA
Ana attends !
ANA
Quoi ?
LEÏLA
Désolée. (Un temps, plus bas.) Tu
le répètes pas d’accord ?
ANA
Je répète pas quoi ?
LEÏLA
Je… je sais pas jouer. Je sais jouer à
aucun jeu.
ANA
T’as jamais joué ? quand t’étais
petite ?
LEÏLA
Jamais.
IDRISS
Bon, vous venez oui ou non ?
ANA
Ouais on arrive ! Leïla et moi, on
se souvient plus des règles.
IDRISS
Pas grave, on invente.
ANA
D’accord.
(Tous se rassoient par terre.)
IDRISS
Faut mettre la même couleur dessus. Ou
le même chiffre.
CORENTIN
C’est super simple en fait.
LEÏLA
Marrant…