Sud magnétique, roman

SUD MAGNETIQUE / Editions L'atelier du grand tétras


Le ciel est noir, les nuages bordés d’un blanc violent. Tendue comme un tapis rouge, la large place de gravier vibre sous le tonnerre en approche. Eclairs silencieux, roulements sourds de tambours célestes, feulements de bête aux aguets.

Celle-là marche d’un pas rapide et pourtant hésitant. C’est un pas flotté, comme sur ces photographies de nuit, où l’œil ne saisit que des traces colorées. Il faut s’appliquer pour remarquer cette femme qui tangue, et des contours de son visage on ne retient que peu.

Elle semble oblique, comme à cheval sur un point de fuite.

Seuls ses talons font le bruit qu’il faut, un son sec et défini de citadine, chaussée un peu haut mais pas trop. Elle est brune, ses cheveux retenus d’une épingle sont lâches sur ses épaules. Elle porte un imperméable sable qui ajoute encore à l’imprécision de l’ensemble. Sa main serre contre sa hanche un sac noir, le genre de sac où l’on fourre tout pêle-mêle dans un geste large et hâtif. Sa main curieusement crispée sur sa hanche imprime à l’imper un faux pli, qui donne à la silhouette une allure asymétrique ; et ainsi, son corps semble vouloir partir dans deux directions à la fois.


Au milieu de la place, elle s’arrête ; sa posture fragile secouée par le vent, son regard dirigé vers la droite, ses cheveux flottant vaguement à gauche. Elle ouvre son sac, regarde dedans.

Puis elle s’agenouille sur le sol, et enfouit son visage dans le sac.

Elle reste ainsi, prostrée sur le gravier rouge, la tête disparue comme coupée.

Cela dure toujours plus que nécessaire, ces moments d’intense désespoir, de perte totale de soi. Les gens détournent les yeux, gênés. Elle reste pourtant. Ses épaules sont secouées de grands sanglots silencieux. Le tonnerre gronde et grogne. Un à un, les grands yeux jaunes des lampadaires s’allument.

La première goutte éclate sur le gravier.

Alors, aussi lente qu’un grincement, la femme pose les mains à terre, arque son dos, et arrache son visage du sac. Le corps en défaite, elle pousse sur ses talons, et ses chevilles tremblent. Elle se déplie toute, les cheveux pendants sous l’assaut de la pluie, serrant le sac contre elle, comme pour protéger un secret.

Elle part ainsi, voûtée cheveux pendants, dix ans de plus, elle part curieusement dans une autre direction, comme si d’un coup elle avait perdu son but. Elle part vers l’ouest, vers la basilique là haut sur sa colline, vers la statue de la Vierge qui bénit la ville supplie le ciel. Le soleil couchant allume de grandes traînées jaunes sous les nuages. L’orage s’éparpille. L’eau flotte sur les graviers rouges, forme de petites mares. Le talon de ses chaussures s’enfonce légèrement dans le gravier.

Il ne fait plus aucun bruit.

La place est maintenant déserte, saisie encore par le passage de l’orage.

Pendant quelques secondes, on n’entend plus rien, pas un klaxon, pas un cri d’enfant.


C’est là que j’aperçois le gant. A l’endroit précis où se tenait la femme, un gant de cuir brun gonflé d’eau. Paume ouverte vers le ciel comme un défi. Les deux petits doigts repliés sur une souffrance invisible.

Un autre que moi l’a vu. Il s’est approché rapidement, et plie les genoux pour le ramasser tout en regardant l’orée de la place, où la femme vient de disparaître. Il referme les doigts dessus, le regard porté vers l’absente. Sûrement il va se relever et d’un pas ferme se propulser vers elle, qui maintenant marche sur le quai. Elle qui peut-être passe le pont, elle qui peut-être s’apprête à gravir la colline vers la basilique aux nuages bordés de rouge.

Elle qui a laissé derrière la peau de sa main droite.

Elle qui marche sur une seule main.

Mais non. Curieusement, il regarde le gant tout dégouttant d’eau, et le maintient ainsi, à hauteur de son plexus, comme tout à l’heure la femme avec son sac. Il ne sait qu’en faire, c’est visible, pourtant lui aussi a vu la femme, il pourrait courir après elle et lui rendre sa peau manquante. Mais il reste là, les mains jointes même pas serrées, le gant posé dessus comme sur une corbeille. Comme si le gant la main dedans lui faisait un trou là, dans le plexus, un coup de poing qui n’en finirait pas.


Autour l’activité a repris, les dernières lueurs du jour éclairent en oblique les gens pressés de rentrer chez eux.

Moi aussi je dois partir.

Je fais un crochet pour passer devant l’homme, saisir l’expression qui l’anime. Ses joues sont humides. La pluie, ou des larmes ?